Ville marchable


Depuis que je suis une citadine, j'ai parcouru de longues heures ces rues, ces boulevards et ces zones qui caractérisent le paysage urbain et périurbain de la France, en tentant de comprendre pourquoi cela m'inspirait depuis toujours autant d'ennui. Il a fallu voyager, d'abord un petit peu en Allemagne, en Suisse et en Belgique, puis à Londres, et enfin à Tōkyō où j'ai pleinement saisi pourquoi.

Les différences entre une rue d'Angoulême, de Bordeaux ou de Tours avec celles, nombreuses, où j'ai eu l'inépuisable plaisir de flâner à Tōkyō, se situent - primo - dans les modes de déplacements et le partage de la voie publique. Un partage selon non pas une division en parts exclusives pour chaque type d'usagers, mais selon un mélange de tous dans un espace commun. Exactement comme en Hollande, sur le principe du concept inventé par Hans Modermann (1).

Secundo, on remarque l'étonnante appropriation par les commerçants et les riverains des espaces intermédiaires, frontières virtuelles plus ou moins étendues, voire tout à fait minuscules souvent dans le cas de Tōkyō, entre l'espace public et privé.

En France, priorité est partout donnée à la voiture, le gabarit des urbanistes paysagers (2). Dans les villes, en guise de code de la rue, la ségrégation des piétons domine, laissant le champ libre aux véhicules motorisés. Là où ils ne roulent pas, ils stationnent. En profitant absolument partout de voies balisées interdisant les interactions, les conducteurs sont incités à augmenter leur allure plutôt qu'à porter attention aux autres usagers, et à considérer les aires restant disponibles comme des parkings.

Chacun à sa place, enfermé dans sa catégorie. Et gare à celui qui dépasse de son périmètre autorisé quand la priorité ne lui est pas donnée.

Or la vitesse est la premier facteur en ville mis en cause dans les accidents. De plus, cette suprématie du droit prioritaire est tacitement acquise par celui qui va vite et/ou celui qui est le plus gros. Dans ce pays, c'est culturel. Traverser lorsque le bonhomme est au rouge, bien que désormais cela soit légalement autorisé par le code de la route, reste un affront indéracinable qui suscite rapidement l'agressivité des conducteurs. Mais par contre, l'inverse n'est pas recevable. Si un piéton se prend à cogner sur un capot pour faire valoir son tour, il est préférable qu'il ait quelques notions de self défense.

Quant à effleurer de trois orteils un passage piéton, cela n'a aucun effet sur le flux de la circulation, si ce n'est d'indiquer une forme de projet suicidaire.

Autrement dit, l'existence du piéton n'est qu'une donnée accessoire, une variable anecdotique. Et la prise en compte de son confort de circulation n'est pas vraiment ce qui saute aux yeux lorsqu'on observe la répartition de l'espace.




Quant à son éventuel besoin, des plus humains, de ressentir du plaisir à se déplacer à pieds - et donc à faible allure comparé au reste des usagers - hormis une attention particulière des entreprises d'implantations de sucettes pour occuper son temps de cerveau disponible, pas une âme ne fait l'effort, à l'échelle individuelle comme institutionnelle, pour faire de ce moment un régal pour les yeux.







Cette dernière photo illustre tout à fait deux choses. Il y a en effet très souvent dans les villes des aménagements proportionnellement inverses aux besoins. Là où il y a peu de piétons, on trouve des trottoirs aussi larges que l'espace consacré à la circulation, comme ici. Et lorsqu'on se rapproche du centre, où la fréquentation est plus importante, on tombe sur des trottoirs parfois seulement de la dimension de la bordure, soit tout à fait impraticable. De quoi s'étonner des raisons du département de la voirie qui prend le temps et l'argent de les construire.


D'autres facteurs sont en France à l'origine de ce désert.

Le fait d'avoir privilégié l'implantation des supermarchés en périphérie jusqu'à autoriser un engorgement désastreux d'enseignes installées partout à l'identique. Ceci bien évidemment au détriment des petits commerces, ce qui a entraîné la mort des centres villes. Ces derniers ont ensuite subi une uniformisation de l'offre commerciale, car les loyers ayant considérablement augmenté, seules les franchises peuvent désormais s'y installer et lutter contre la concurrence. Ainsi, dans une rue piétonne de Tours, de Brest, de Périgueux ou de Limoges, aucun dépaysement ne vous chatouille les mirettes puisqu'on y retrouve dans chacune exactement les mêmes enseignes qui arborent dans tout le pays les mêmes vitrines.

Également le parti pris d'une rénovation des centres villes ciblant exclusivement un public de touristes qui a dans un deuxième temps transformé le décor urbain en plate-formes minérales stériles où l'unique opportunité de se poser quelque part est donnée par les cafés. Enfin, si tant est qu'il y en ait.



La possibilité de juste rester là, à regarder les gens, à discuter, à réfléchir ou à lire est donc payante, et intrinsèquement limitée dans le temps. Si vous êtes un tantinet observateur, vous rétorquerez que ce sont bien des bancs que nous voyons ici, en bas de cette photo. C'est juste. Des bancs qui vous surgèlent les fesses en hiver et où l'été il est nécessaire d'être pourvu de supers pouvoirs pour supporter l'éblouissement et la chaleur du soleil en l'absence d'un ombrage suffisant.

Des bancs donc, où un "SDF" n'y dormirait pas vingt minutes. Et m'est avis que c'est fait exprès...

Passons maintenant à une ville où, tout au contraire, se promener est l'occasion d'un véritable plaisir. Sans ignorer la présence également de grandes avenues et boulevards où chacun se déplace dans son espace, on remarque ailleurs que les voies de circulation sont ouvertes à tous les modes, mais avec une nette priorité donnée aux piétons. Dans les deux cas, on ne ressent aucun stress. Certainement du fait qu'aux carrefours pourvus de feux tricolores, personne ne se sent obligé de démontrer qu'il est plus malin qu'un autre en traversant dès qu'il juge que la voie est libre. Les piétons stoppent au rouge, patientent les uns derrière les autres, qu'il y est ou non quoi que ce soit en train de circuler sur la route, qu'elle soit à quatre voies comme d'une seule.

Dans les rues étroites n'excédant pas environ dix mètres de large, le sens de circulation est unique, la vitesse des engins motorisés est considérablement limitée, sans pour autant observer d'embouteillages. Au sol, seules deux bandes de chaque côté de la rue, matérialisées par des lignes continues, réservent une zone aux piétons sans les y enfermer, mais simplement pour faciliter le partage en cas de besoin. Ces rues ne comportent donc aucun trottoir, aucun relief qui présenterait une difficulté au franchissement. Mais chaque usager ainsi rendu responsable par la liberté offerte, respecte des règles élémentaires en veillant à ne déranger personne et en s'adaptant à la densité fluctuante des divers mouvements. Les plus contraints sont les véhicules, obligés à la prudence étant donné la proximité avec les piétons et les vélos, voire à attendre qu'un agent de la circulation leur fraye un chemin.




Ainsi, malgré ses dimensions titanesques, la plus forte densité démographique au monde, de nombreuses autoroutes qui l'encerclent et la transpercent, d'immenses quartiers d'affaires dressés de buildings imposants, un enchevêtrement de lignes ferroviaires et de ponts qui la scindent de toute part, Tōkyō est envers et contre tout ce volume impressionnant de réseaux de circulation motorisée, une ville marchable.

S'y promener procure une réelle distraction, y flâner sans ressentir d'insécurité est la première chose qui frappe.





Un autre paramètre participe également à cette qualité de l'environnement urbain, évoqué au début de ce billet, qui est le partage frontal de la rue. Cette appropriation de certains espaces intermédiaires par les riverains et les commerces s'opèrent en toute modestie, par des jardins en pots, des chaises, des terrasses en bois, l'étalage de quelques articles sur des cintres ou un petit banc, des consignes pour les parapluies, des panneaux vantant le menu ou la promotion du jour, etc...

Cette végétalisation et ces aménagements personnalisés rendent agréables le déplacement à pieds par le décor qu'ils construisent, et sont autant d'invitations à entrer dans les boutiques et les échoppes que de s'asseoir n'importe où pour contempler le spectacle vivant des allers et venues, des activités des commerces ou des salutations polies entre riverains. Certains remplissages sont purement pragmatiques qui permettent de stocker des prospectus, de ranger les vélos ou de nettoyer ses lunettes gratuitement. D'autres sont de véritables bulles d'inspirations libres et généreusement données à voir.




Ces portions intermédiaires débordent souvent sur les bandes réservées aux piétons, mais paradoxalement elles participent davantage à la cohésion sociale qu'à d'éventuelles querelles de voisinages. Le fait d'occuper l'espace, de vivre un peu dehors, de partager le fruit de ses talents de jardinier, de rendre le citadin témoin d'une routine ou de la qualité de son hospitalité, génère un climat de confiance et lie les gens par mille petites choses à observer sur son chemin.

Pour finir sur une anecdote passablement significative, essayez d'imaginer la même chose dans une rue piétonne en France ; une petite table posée devant la vitrine d'une boutique, sans surveillance spéciale, et sur laquelle sont exposés des téléphones mobiles.



(1) - Il est le créateur de la théorie du shared space, à l'origine du concept de route nue. Il propose de responsabiliser les usagers de la route en réduisant la signalisation routière de certains carrefours. Hans Monderman a notamment expérimenté la route nue à Drachten, sur une place où transitent plus de 20 000 véhicules par jour. Les conséquences de cet aménagement furent une fluidification du trafic et une diminution du nombre d'accidents. Source: Wikipédia.

(2) - Près de 40% des aires urbaines sont consacrées aux infrastructures qui servent aux véhicules motorisés. Or, les voitures sont stationnées 95% du temps, et une voiture stationnée occupe autant de place que la place de travail de son conducteur: 20m2. Source: "Reconquérir les rues" de Nicolas Soulier.

By itO . . . . catégorie mode de vie

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